lundi 4 septembre 2017

Tropique du cancer - Extrait


"J'aime tout ce qui coule", dit le grand Milton aveugle de notre temps. Je pensais à lui ce matin quand je me suis éveillé avec un grand cri sanglant de joie : je pensais à ses fleuves et à ses arbres et à tout ce monde de la nuit qu'il est en train d'explorer. Oui, me disais-je, moi aussi j'aime tout ce qui coule : les fleuves, les égouts, la lave, le sperme, le sang, la bile, les mots, les phrases. J'aime le liquide amniotique quand la poche des eaux se crève, j'aime le rein avec ses calculs douloureux, sa gravelle et je ne sais quoi; j'aime l'urine qui jaillit brûlante, et j'aime la blennorragie qui s'écoule indéfiniment; j'aime les mots des hystériques et les phrases qui coulent comme la dysenterie et reflètent toutes les images des maladies de l'âme; j'aime les grands fleuves comme l'Amazone et l'Orinoco, où des hommes timbrés comme Moravagine vont flottant à travers rêve et légende sur un canot et se noient aux bouches aveugles du fleuve. J'aime tout ce qui coule, même le flux menstruel qui emporte les œufs non fécondés. J'aime les écritures qui coulent, qu'elles soient hiératiques, ésotériques, perverses, polymorphes ou unilatérales. J'aime tout ce qui coule, tout ce qui porte en soi le temps et le devenir, tout ce qui nous ramène au commencement où ne se trouve point de fin : la violence des prophètes, l'obscénité qui est extase, la sagesse des fanatiques, le prêtre avec sa litanie gommeuse, les mots ignobles de la putain, la salive qui s'écoule dans le ruisseau de la rue, le lait du sein et le miel amer qui coule de la matrice, tout ce qui est fluide, tout ce qui se fond, tout ce qui est dissous et dissolvant, tout le pus et la saleté qui en coulant se purifient, tout ce qui perd le sens de son origine, tout ce qui parcourt le grand circuit vers la mort et la dissolution. Le grand désir incestueux est de continuer à couler, ne faire qu'un avec le temps, et fondre ensemble la grande image de l'au-delà avec "ici et maintenant". Désir infatué, désir de suicide, constipé par les mots et paralysé par la pensée.

Tropique du cancer  ( Henry Miller ) ( 1934 ) pp 357-358 ( Folio )

2 commentaires:

  1. Du grand Miller. Voilà une anaphore qui a de la gueule.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  2. Oui, j'aime beaucoup ce passage. Son rythme. Des choses comme ce texte arrivent un peu par surprise au fil des livres de Miller.
    Oui, tout s'éclaire. Je n'ai pas cherché longtemps pour le nom. Je relisais le Capricorne au moment de l'ouverture du blog.
    Tu es la première à mettre un commentaire, Celestine. Merci.
    Bises.

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